Lady sings the blues

Quelques thèmes des luttes pour l’émancipation féminine à travers le Blues.

"Girl with umbrella (Louisiana negress)" (Dorothea Lange, 1937)

"Girl with umbrella (Louisiana negress)" (Dorothea Lange, 1937)

Être femme, noire… et pauvre!

En 1998, Angela Davis publie Blues Legacy and Black Feminism et à travers les parcours de Ma Rainey, Bessie Smith et Billie Holiday, n’hésite pas à parler de «féminisme noir». Par leur comportement, ces femmes se sont battues contre la triple domination dont elles étaient victimes: en tant que femmes, en tant que noires et en tant que pauvres pour la plupart. Rappelons qu’à ses débuts, le blues était essentiellement chanté par des hommes, la variété étant davantage le terrain de la gente féminine. Pas facile de vagabonder avec des mouflets accrochés aux jupons… C’est pourtant une femme (blanche!), Sophie Tucker, qui enregistra en 1917 le 1er blues, St-Louis Blues, suivie 3 ans plus tard par Mamie Smith avec Crazy Blues. Il n’est pas du tout facile de se faire une place dans ce monde d’hommes. Cette jalousie est-elle à l’origine du terrible machisme qui caractérise l’univers des musiciens de jazz et de blues comme s’interroge Buzzy Jackson dans Chanteuses de Blues (2006), ou que constate également Marie Buscatto dans Femmes du jazz: musicalités, féminités, marginalités (2008) ? En 1954, Billie Holiday chante Lady sings the blues affirmant ainsi que les femmes peuvent aussi avoir le blues… et le chanter ! Selon John Hammond (père), Billie incarne l’élégance des déclassés car issue du milieu de la prostitution d’Harlem, elle exerce un attrait considérable sur tous ceux qui s’écartaient des normes sociales. En 2006, dans son album Dreamland Blues, Erja Lyytinen, venue de Finlande nous explique aujourd’hui ce qui continue à pousser une femme à jouer du blues dans Why a woman plays the blues.

It hurts me too

Ma Rainey

Ma Rainey

On doit à Ma Rainey un premier plaidoyer en 1928 contre les violences conjugales et les mauvais traitements dans Black eye blues, sujets malheureusement toujours d’actualité et dont les Carolina Chocolates Drops éditeront une reprise en 2007. En Juin 1926, elle se joint à Ida Cox pour exprimer la méfiance envers le partenaire avec Trust No Man, deux ans après que celle-ci ait chanté Wild women don’t have the blues, dans lequel elle s’adresse aux femmes:  « Ne soyez pas honnête avec votre homme car lui ne le sera pas/ Et il aura vite fait de se dénicher d’autres femmes/ Ne soyez pas un ange, devenez une femme sauvage/ Pour chasser votre homme de la maison s’il vous traite mal/ Les femmes sauvages n’ont jamais le blues ». En 1990 le groupe féminin Saffire en fera une interprétation moderne dans The Uppity Blues Women et encore plus près de nous, Kirsten Thien dans son album de 2010 intitulé Delicious. Au sujet des violences exercées contre les femmes, comment ne pas évoquer le cas de Tina Turner! Dans A fool in love… on la découvre alors dans sa 1ère apparition enregistrée aux côtés d’Ike et ce titre révèle déjà sans le savoir toute l’ambiguïté de leur relation placée sous les signes de l’amour et de la violence. Ils continuent en 1986, avec Too Much For One Woman.

Any Woman’s blues

Dans I ain’t goin’ to play no second fiddle (1925), Bessie Smith fait savoir à son compagnon qu’elle n’a pas l’intention de jouer les seconds rôles dans leur relation. Elle fait explicitement savoir qu’il est hors de question qu’elle le partage avec quelqu’un d’autre. Enregistré deux ans plus tard, dans I used to be your sweet mama, elle va encore plus loin et se pose à l’égale de l’homme. L’exigence de justice porté par Bessie était importante non seulement pour ce qui concerne l’égalité entre hommes et femmes, mais aussi dans le domaine plus vaste des relations entre Noirs et Blancs. Elle véhicule ainsi l’image de la femme qui s’affirme et qui s’émancipe. Lorsqu’elle chante en 1941  Me And My Chauffeur Blues, Memphis Minnie poursuit la voix tracée par ses aînées et dénonce dans sa chanson la dépendance de la femme envers l’homme en inversant les rôles.

A écouter: Quand le Blues chante les thèmes de la lutte pour l’émancipation féminine, partie 1

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Love me tender

Bessie Smith

Bessie Smith

Cependant, la domination dans les rapports sexuels n’est pas la seule forme d’aliénation patriarcale. Dans Work House Blues (1923-1924), Bessie décrie les travaux de force, les labours et les corvées domestiques. Dans Washwoman’s blues (1928-1929), elle évoque la pénibilité des tâches ménagères: La vie de blanchisseuses, ça n’a guère de bons côtés chante-t-elle. Sur ce thème, on peut penser aussi à Penny Pope qui enregistre en 1930 Tennessee Workhouse Blues. Le travail salarié des femmes n’était pas de tout repos dans les champs ou dans les maisons des blancs, comme nous le rappelle Bumble Bee Slim en 1936 dans Meet me in the bottom: « Vous les blancs, par pitié/ ne donnez pas de boulot à cette fille, hoooo/ elle est mariée et je ne veux pas qu’elle bosse trop dur! » Cette idée que les femmes ne sont pas des fainéantes (et que leur place n’est pas à la maison), est reprise par Sue Foley en 2004 dans Hardworking Woman et par nos compatriotes de Malted Milk dans l’album Sweet Soul Blues sorti en 2010. Profitons-en pour signaler que les hommes, même s’ils ne sont pas très nombreux, ne restent pas totalement sourds aux revendications féminines: Sonny Terry & Brownie Mc Ghee, JB Lenoir et plus près de nous T-Bone Burnett, reprennent le titre de Buster Brown: Don’t dog your woman, Champion Jack Dupree chante Don’t mistreat your woman en 1969, même s’il ajoute quand toi-même tu as tort. De son côté, Detroit Junior enregistre en 2002 It’s Bad to Make a Woman Mad.

Roll with me Henry

Etta James

Etta James

Voici maintenant un authentique témoignage de la censure puritaine sous forme d’une petite histoire. En 1954, Hank Ballard sort Work with me Annie qui affirmait fort virilement la supériorité masculine. Dans le courant de l’année suivante, Etta James y répond dans Roll with me Henry mais le titre ayant été jugé trop suggestif (B… avec moi, Henry), on a rebaptisé la chanson The wallflower avant de l’appeler dorénavant Dance with me Henry. Reprise par Georgia Gibbs cela deviendra un tube… chez les Blancs!

A écouter: Quand le Blues chante les thèmes de la lutte pour l’émancipation féminine, partie 2

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Dans W-O-M-A-N en 55, c’est à Muddy Waters qu’elle s’en prend en pastichant dans l’intro la célèbre chanson machiste de Muddy, I’m a man, l’année même de sa sortie. Provocatrice, elle avertit le «mâle» qu’il va falloir qu’il assure, mais revendique aussi du même coup, le plaisir sexuel féminin, alors même que la notion de plaisir au cours du coït était exclusivement réservé à l’homme dans le code moral de bonne conduite de la société réactionnaire et conservatrice de l’époque. Donna Greene reprend cette idée en 2008 avec A girl’s gotta have a little pleasure. Mais Etta James n’est pas la seule à riposter au machisme des bluesmen: avec I didn’t make my moove too soon, Lynn White en 1979 apporte une réponse cinglante et féministe au titre macho de B.B. King Never make your move too soon, repris entre autres par Ry Cooder, Tommy Lepson et Joe Bonamassa. Dans un registre plus humoristique, You can have my husband, au départ une chanson de 1960 encore entonnée en 2011 par Pat Cohen lors de la tournée de Music maker en Europe. Koko Taylor en offre une version dans laquelle elle transforme subtilement le refrain pour chanter, preuve que les temps et les mentalités ont changé, avec You can have my husband, but let me the maid qu’on pourrait traduire par « Profite de mon mari si tu veux, mais laisse-le moi pour faire le ménage »…

La domination patriarcale c’est aussi le mariage, et le sentiment de propriété sur un(e) individu(e) que fustige Sue Foley dans l’album Ten Days In November en 1998 avec le titre She Don’t Belong To You. Et puis aussi les stéréotypes esthétiques, qu’évoquent avec humour Mildred Bailey dans Scrap your fat et avec plus d’emphase encore Candy Kane dans You need a big fat mama qui milite pour la reconnaissance des femmes fortes. A noter encore qu’on ne commence à envisager des droits aux femmes, même s’ils sont encore réservés à la sphère privée, qu’en 46. Dans un titre qu’on attribue habituellement à  J. C. & Irene Higginbotham (repris par la suite par Dave Alvin en 1993 et Jan Buckingham en 2003, sans oublier une version instrumentale de Jimmy Jones ), Woman’s got a right to change her mind, on reconnaît enfin qu’une femme a le droit de faire le choix de son partenaire.

Dieu est une femme… et elle est noire!

Candye Kane

Candye Kane

Candye Kane fait allusion à cette blague en vogue dans les milieux progressistes des USA des ’70: « Les astronautes ont croisé Dieu en allant sur la lune… Elle est noire! » Avec The Lord was a woman paru dans Diva La Grande (2002), elle continue à déranger l’ordre patriarcal. Elle n’est pas seule à poursuivre le combat pour l’émancipation féminine en mettant en chanson les mécanismes sociaux qui rendent possible la domination masculine. Non seulement les textes où les femmes ont réussi à mettre en musique leur aliénation continuent à être chantés (1), mais en plus, la relève semble assurée et pas seulement au Etats-Unis, avec de nouvelles compositions (2).

A écouter: Quand le Blues chante les thèmes de la lutte pour l’émancipation féminine, partie 3

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Pour conclure, il convient de saluer le travail de Nina Van Horn qui publie en 2009 un magnifique hommage aux femmes du blues, dans lequel on retrouve outre les portraits de Bessie Smith, Ma Rainey, Memphis Minnie et Billie Holiday, ceux de Victoria Spivey, Georgia White, Mildred Bailey et Odetta.


Cette liste n’est sûrement pas exhaustive. Si vous souhaitez la compléter, la discuter ou simplement partager vos réactions, vous pouvez me contacter à l’adresse suivante : comboquilombo@online.fr


Notes :

(1) Koko Taylor reprend en 1978 I’m A Woman une chanson emblématique du Women’s Libération Movement dans l’album Double A sides. A sa suite, les Mississippi Heat dans leur album de 2005 Glad Your Mind, et plus récemment, la chanteuse The Kat dans son 1er album sorti en 2011 I’m The Kat. Rory Block interprète en 1992 un texte de S.Truth datant de 1851, Ain’t I a woman?; Bonnie Riatt et Fiona Boyes reprennent tour à tour Women Be Wise de Sippie Wallace. Et enfin Etta James et Tina Turner chantaient encore récemment Only women bleed, la célèbre ballade de Dick Wagner écrite en 1968.
(Retour au texte)
(2) Joanna Connor qui signe en 1996 Big Girl Blues qui contient le fameux Sister Spirit, Susan Tedeschi qui reprend Mama, He Treats Your Daughter Mean dans Just Won’t Burn en 2000 (titre également chanté en 2008 par The Philadelphia Blues Messengers dans leur album Blues For Sale), Fiona Boyes avec Woman Ain’t A Mule dans Blues Woman en 2009, Shemekia Copeland, When A Woman’s Had Enough en 2002. Paru la même année, Woman Down du Lara Price Band. Art Of Divorce chante dans Flavor’s Blues Zakiya Hooker en 2004, tandis que Sharrie Williams intérprète en 2006 How Much Can A Woman Take, Kara Maguire revient sur (this) Woman’s Liberation, dans Nobody’s Girl. En 2007, Karen Lovely poursuit avec Lucky Girl en 2008.
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