« Leçon » inaugurale au TNP
Posté le | mar 6 Oct 2015 | Commentaires fermés sur « Leçon » inaugurale au TNP
Le TNP a fait sa rentrée, mercredi 30 septembre, avec La Leçon d’Eugène Ionesco. La mise en scène de cette pièce de 1950 est assurée par le directeur de la maison villeurbannaise, Christian Schiaretti.
La Leçon est l’histoire d’un emportement. La scène se confond avec une salle de séjour. La mise en place de l’action est lente. Au moment où s’ouvre le drame, la bonne nettoie les lieux. On la voit essuyer des couteaux, probablement la fin d’une vaisselle. Derrière le décor se font entendre des bruits de scie, de marteau et de perceuse. Cet environnement banal se trouve bousculé par l’entrée d’une jeune fille, venue prendre sa leçon auprès du professeur. Le maître des lieux, appelé par la bonne, effectue un démarrage diesel auprès de son élève. On commence avec des trivialités. Le maître s’assure que l’élève connaît bien ses quatre saisons, il constate avec autant de soulagement qu’elle n’ignore pas le nom de la capitale de la France. Cependant, comme la jeune femme veut passer son « doctorat total », il faut bien monter en puissance. De l’arithmétique à la linguistique, la leçon devient de plus en plus compliquée jusqu’à devenir complètement mais joyeusement incompréhensible. Le professeur, précisons- le, cultive une façon pour le moins singulière de s’orienter dans le savoir, doublée d’une appétence marquée pour le loufoque. Tentez par exemple de suivre ces linéaments de philologie, absurdes mais assénés sur un ton docte et pince-sans-rire :
« Ainsi donc, mademoiselle, l’espagnol est bien la langue mère d’où sont nées toutes les langues néo- espagnoles, le latin, l’italien, notre français, le portugais, le roumain, le sarde ou sardanapale, l’espagnol et le néo-espagnol – et aussi, pour certains de ses aspects, le turc lui-même plus rapproché cependant du grec, ce qui est tout à fait logique, étant donné que la Turquie est voisine de la Grèce et la Grèce est plus près de la Turquie que vous et moi : ceci n’est qu’une illustration de plus d’une loi linguistique très importante selon laquelle géographie et philologie sont sœurs jumelles… Vous pouvez prendre note, mademoiselle« .
Grisé par sa faconde, notre professeur monopolise progressivement la parole et s’emballe, jusqu’à s’enflammer absolument. On le voit ainsi passer de la bonhomie à l’hystérie, d’une bienveillance sucrée au défoulement total. La bonne tente à intervalles réguliers de calmer les ardeurs de son maître, mais en vain. L’état de la jeune élève empire : à l’ennui succède un mal de dents lancinant, au mal de dents succède le mal à la tête, et le mal est bientôt généralisé. Survolté, le professeur en vient à planter un couteau dans sa jeune apprentie. La bonne revient en scène pour aider à dégager le corps et pour rappeler, dans un soupir, que cet assassinat est le quarantième de la journée ! Il faut bien préparer un nouveau cercueil. La pièce peut s’achever, en un effet de boucle grinçant, par des bruits de scie, de marteau et de perceuse, alors qu’une nouvelle élève frappe déjà à la porte. Le jeu macabre peut reprendre !
Polarisée par un professeur fou qui sait parfois être raisonnable, la pièce fonctionne sur le principe des vases communicants. Ce principe joue d’abord entre les personnages. Le maître ne prend son élan qu’au détriment de son élève. Il vampirise de la sorte son énergie et, plus la pièce avance, plus le professeur est exalté mais plus l’élève souffre. La sociologie de Bourdieu aime à associer l’enseignement à la violence symbolique. La Leçon donne bien à voir cette dimension de la relation d’apprentissage, mais elle se veut plus littérale encore, puisqu’il est surtout question de violence physique au fil de l’improbable déchaînement du corps professoral. Le protagoniste est un furieux qu’il faudrait classer à mi-chemin de Tryphon Tournesol et de Barbe Bleue. C’est Caligula qui aurait passé les concours de l’enseignement – et l’on sait que ce professeur est détenteur d’un « doctorat supra-total » ! Ce professeur s’apparente de surcroît à un pervers sexuel, même si cette tare reste secondaire dans l’intrigue. Il présente surtout quelque chose d’un cannibale. Il envisage ainsi sans vergogne de manger les oreilles de son élève, technique pédagogique aussi originale que contestable.
Le principe des vases communicants rend compte également des rapports entre la scène et la salle : on rit à mesure que les choses se gâtent. Beckett prétendait qu’il n’y a rien de plus drôle et de comique que le malheur. La Leçon illustre parfaitement ce principe : l’hilarité naît de l’effroi, la pièce met en scène un rituel sacrificiel qui sert de catharsis collective. Le comique, il est vrai, s’insinue dans tous les pores de cette œuvre jubilatoire. Le comique de répétition est omniprésent, dans l’expression récurrente et grandissante du mal de dents, ou encore dans les avertissements de la bonne, qui scandent le drame jusqu’à la maxime finale : « Je vous avais bien averti, pourtant, tout à l’heure encore : l’arithmétique mène à la philologie, et la philologie mène au crime » ! Le comique se niche encore dans la tautologie : nombre de formules du maestro tournent en rond, à l’image de la structure dramatique tout entière. Dans cette ronde sans fin, les gags peuvent bourgeonner à plaisir. L’élève, par exemple, ne parvient pas à faire des soustractions simples mais parvient sans aucune hésitation à effectuer les opérations compliquées : elle sait immédiatement combien font « trois milliards sept cent cinquante-cinq millions neuf cent quatre-vingt-dix-huit mille deux cent cinquante et un, multiplié par cinq milliards cent soixante-deux millions trois cent trois mille cinq cent huit », tout simplement parce qu’elle a appris par cœur toutes les opérations compliquées, pour être certaine de ne pas se tromper ! (Pour information, et comme nos auditeurs l’ont naturellement deviné, le résultat est « dix-neuf quintillions trois cent quatre- vingt-dix quadrillions deux trillions huit cent quarante-quatre milliards deux cent dix-neuf millions cent soixante-quatre mille cinq cent huit ».) Le comique est enfin dans l’épilogue, particulièrement sardonique. Après avoir été réprimandé par sa bonne, le professeur envisage les obsèques et se permet de lancer : « Pas trop chères, tout de même, les couronnes. Elle n’a pas payé sa leçon » !
La pièce relève en bonne partie de la parodie. Qui n’a pas joué à imiter ou à caricaturer ses professeurs ? Ces blagues potache ont toujours fait partie de la relation d’apprentissage, et Ionesco leur donne une forme virtuose. Cependant, la pièce ne se réduit jamais à un canular. Cela tient au fait que le professeur est un grand poète avant d’être un personnage ridicule ou effrayant. Ce professeur est transporté par ses propres mots, happé par l’ivresse de son verbe. La Leçon est d’abord une pure jouissance de la matière linguistique qui évoque Rabelais et ses personnages de savants fous, tels Baisecul et Humevesne ou encore Janotus de Bragmardo. Le professeur parle d’ailleurs de « fatras » pour bien nous faire saisir que la pièce se veut un festival du langage. Ce professeur excelle à détruire pour créer, fidèle, avec certes quelques menus débordements, au principe qu’il énonce au début de la pièce : « Il ne faut pas uniquement intégrer, il faut aussi désintégrer, c’est ça la vie ! »
On rit aux larmes pendant une heure et quart ! Jeanne Brouaye, dans le rôle de la jeune fille, René Loyon dans celui du professeur et Yves Bressiant dans celui de la bonne (et non sans confusion sexuelle calculée) mènent la soirée tambour battant. La pièce sera jouée jusqu’au samedi 17 octobre. Signalons qu’en marge des représentations, le cinéma Le Comœdia invite samedi 10 octobre à 11h15 l’équipe artistique de la pièce à la projection du film de Rok Bicek intitulé L’ennemi de la classe (2015, 1h52).
Goulven Oiry, au TNP, octobre 2015