Électre, ou deux femmes en colère (TNP)
Posté le | sam 7 Nov 2015 | Commentaires fermés sur Électre, ou deux femmes en colère (TNP)
(compte-rendu de Goulven)
La représentation d’Électre est l’un des fils rouges de la saison 2015-2016 du TNP. Le spectacle a été joué dans le petit théâtre Jean Bouise entre les 8 et 17 octobre ; il sera repris entre les 12 et 16 janvier puis entre les 10 et 21 mai. Christian Schiaretti, qui met en scène la pièce, a demandé au poète Jean-Pierre Siméon, qui est l’un de ses compagnons de route, de réécrire la tragédie de Sophocle. Le texte que nous entendons se présente ainsi comme une « variation » et un « palimpseste » poétique à partir de la trame de la tragédie athénienne originelle. Semblable dispositif avait déjà été mis en place en 2009, à l’occasion de la représentation du Philoctète du même Sophocle.
L’art successif de nos trois hommes, Sophocle, Siméon et Schiaretti, donne corps au courroux de deux femmes de fiction. Le drame oppose la figure éponyme à sa mère. Électre, envisagé plus globalement, narre le ressac de la grande vague de la Guerre de Troie. Agamemnon, le chef de l’expédition grecque, a été tué à son retour d’Ilion par sa femme Clytemnestre et par l’amant de celle-ci, Égisthe, lequel en a profité pour usurper le pouvoir. Oreste, le fils d’Agamemnon, a dû s’exiler pour échapper à la mort. Ne restent à Mycènes que les deux filles du roi assassiné, Électre, la rebelle intransigeante, et sa sœur Chrysothémis, à la fois plus jeune et plus docile. Au moment où s’ouvre la pièce, les grandes heures héroïques de l’épopée troyenne semblent avoir été irrémédiablement étouffées par l’éclat des querelles domestiques et par un pouvoir aussi tyrannique que sordide. Électre, qui dans le même mouvement exècre sa mère et refuse la loi du nouveau maître des lieux, se barricade dans ses lamentations, qu’elle mêle de protestations et d’imprécations. Elle en appelle à la justice contre vents et marées. La tragédie raconte le retour d’Oreste, la transformation du frère exilé en bras armé de la sœur, et la revanche finale des enfants d’Agamemnon : Oreste et Électre éliminent leur mère puis son amant. La crise tragique se résout de la sorte en ce que Jean- Pierre Siméon appelle un « orgasme sanglant » ; la pièce, en son paroxysme, orchestre « la jouissance d’une libération autant physique que psychique ». Cette libération, cependant, vaut moins résolution que perpétuation d’un cycle sanguinaire : Iphigénie avait été sacrifiée par son père Agamemnon, Agamemnon a été immolé en retour par Clytemnestre, laquelle le paie de sa vie, et de celle de son complice Égisthe. La vengeance mimétique continue de s’emballer et de ravager la famille des Atrides. Depuis le déclenchement de la guerre de Troie, le père aura donc tué sa fille, la mère aura répliqué en tuant son époux, ce qui aura conduit deux enfants à l’homicide de leur propre génitrice.
Selon quel ordre dramaturgique Christian Schiaretti s’est-il emparé de cette boucherie ? Le dispositif du spectacle est à la fois surprenant et habituel : le plateau, nanti de bureaux, se présente comme une salle de classe. Une partie du public est invitée à transgresser les feux de la rampe, à investir les tables et les chaises placées sur la scène. Les comédiens font leur apparition pour garnir eux-mêmes une rangée de tables, face au public, au fond du plateau. Ils ont sur leurs bureaux, et sous leurs yeux, une version du texte de la pièce. La disposition ainsi complétée fait penser à celle d’un colloque, ou à celle d’un cours magistral en amphithéâtre. Un acteur de la troupe, Julien Tiphaine, qui jouera plus tard Égisthe, lance la soirée avec quelques mots de prélude. Il explique que le spectacle obéira à la loi du dépouillement, qu’il n’y aura ni costumes ni décors élaborés, que seul comptera le texte, que l’ensemble constitue une expérience… une expérience dont naîtra, peut-être, le théâtre. La lecture collective débute. Il est d’abord quelque peu difficile de la suivre, car les regards et la voix des comédiens se dirigent vers leurs tables. L’effort d’écoute qui nous est demandé ne tarde pas cependant à nous projeter dans l’univers de la fiction – et tel était à n’en pas douter l’effet recherché. Notre attention acquise, comme par magie, les lecteurs deviennent personnages, ils s’animent, se lèvent, oublient leurs notes, déambulent entre les tables des spectateurs du plateau… et nous happent jusqu’au dénouement.
Outre l’originalité de la mise en espace, le spectacle vaut aussi par la grande qualité de ses interprètes. La pièce est portée par l’extraordinaire duo que forment Elizabeth Macocco et Juliette Rizoud. La première endosse le rôle d’Électre ; la seconde incarne tantôt Clytemnestre, tantôt Chrysotémis. Les face-à-face entre les deux actrices changent de couleur selon les identités du camélon Rizoud, mais reste le principe d’une tension. La joute verbale centrale met aux prises la mère et la fille. À ma droite, une Clytemnestre véhémente et déchirante lorsqu’elle rappelle ses douleurs de mère à la mort d’Iphigénie. À ma gauche, une Électre prompte à dénoncer l’hypocrisie de cette comédie maternelle, prompte à rappeler qu’en Clytemnestre, les devoirs de la mère ont toujours moins compté que les désirs de l’amante. La violente opposition entre les deux femmes n’empêche pas la complexité – on penche tantôt pour l’une, tantôt pour l’autre ; on a envie de suivre Électre lorsqu’elle accuse Clytemnestre de trahison obscène, mais Clytemnestre, bien souvent, nous semble aussi plus humaine, jusque dans ses fragilités et ses faiblesses, que sa furieuse de fille. L’agon secondaire voit la confrontation des deux sœurs. Quand Électre est le symbole vivant d’une fière révolte, Chrysotémis est la voie de l’accommodation avec les puissants et, en dernière analyse, de la trouille. La fougue de la première entraîne cependant la seconde. La collision se renverse en collusion. Le heurt entre Électre et Clytemnestre et la complicité croissante entre Électre et Chrysotémis conduisent logiquement au meurtre, dont Oreste se trouve être, mais presque in extremis, l’exécutant.
Le spectacle, enfin, vaut par le souffle poétique qu’il dégage. On ne peut qu’apprécier la performance du chœur, formé par Amandine Blanquart, Clémence Longy et notre Protée Juliette Rizoud (décidément dotée d’un don d’ubiquité dramatique !). Les trois voix de femmes tantôt divergent, tantôt s’entremêlent. Dans leurs interventions, le langage parlé alterne avec la psalmodie pour faire entendre au mieux la musique et la poésie du texte. Jean-Pierre Siméon condense Sophocle avec les mots d’aujourd’hui, et sa simplicité met en lumière, avec une formidable intensité, la douleur exaspérée du personnage principal.