Le « berceau de la langue » : Le Franc Archer de Bagnolet (TNP)
Posté le | sam 7 Nov 2015 | Commentaires fermés sur Le « berceau de la langue » : Le Franc Archer de Bagnolet (TNP)
(compte-rendu de Goulven)
Jeudi 15 octobre avait lieu la première représentation du Franc Archer de Bagnolet. Ce monologue dramatique du XVe siècle s’intègre au cycle du « berceau de la langue » que propose le TNP tout le long de cette saison 2015-2016. Cette pièce est mise en scène par Christian Schiaretti et interprétée par Damien Gouy, l’un des comédiens “maison”. L’humour, la présence physique et la voix volontiers tonitruante de cet acteur servent à merveille le rôle de fanfaron qu’il est appelé à incarner.
Le protagoniste unique est Pierre Pernet, un soudard préposé à la surveillance des murailles de Bagnolet. Ce drôle de guerrier ressemble à un personnage du Désert des tartares de Buzzatti : il guette une menace qui ne vient jamais, comme d’autres attendent Godot. Pour tromper le temps, il chante, il arrose ses chants d’une bonne rasade, et surtout… il parle ! Il se plaît notamment à raconter ses pseudo-exploits contre les troupes bretonnes, prouesses prétendues qui cachent de ses vraies reculades car, chez notre cador ridicule, vantardise rime toujours avec couardise. Pernet finit par tomber face à face avec un épouvantail, qu’il confond avec un soldat ennemi. Notre foudre de guerre se décompose et implore la grâce de celui qu’il pense pouvoir transformer en interlocuteur. Pernet se dépouille de son arc, de son épée, de la plupart de ses habits, afin de bien montrer au terrible soldat ennemi que ses intentions sont fondamentalement pacifiques. Toutes ces belles tentatives de communication restent vaines, au grand dam de notre archer qui croit arrivée l’heure de sa mort. L’épouvantail finit par s’effondrer sur lui-même. Passé un instant de stupéfaction, Pernet doit se rendre compte que c’était de la paille qu’il avait sous ses yeux – ou plutôt dans l’œil.
Le monologue dramatique, magistralement interprété, nous fait bel et bien renouer avec le « berceau » de notre théâtre national. Pernet est le premier de nos soldats fanfarons, l’ancêtre des nombreux « Brisemur » que l’on trouve dans les comédies du XVIe siècle, l’un des inspirateurs du Matamore de Corneille. Pernet, de surcroît, nous fait goûter une langue française dans les limbes, qui n’a encore été ni « défendue », ni « illustrée », ni codifiée fermement. Le spectacle se conçoit comme un aller-et-retour permanent entre le XVe siècle et le nôtre. L’acteur assume le texte original dans sa littéralité puis il nous donne, par toute une série de subterfuges qui ne rompent pas la continuité de l’histoire, d’élégantes traductions contemporaines. La réappropriation du texte, toujours fidèle à son esprit malicieux, passe notamment par quelques anachronismes calculés. On entend ainsi Pernet moquer Royal, Valls et Sarkozy, ou encore chanter du Brassens. On l’entend aussi, lorsqu’il est question de la Bretagne, vanter les mérites de la petite ville de Tréguier, labellisée, rappelle l’acteur pour notre gouverne, « petite cité de caractère » (l’allusion a particulièrement touché et amusé le Trégorrois que je suis !). Damien Gouy et Christian Schiaretti parviennent donc à réinscrire Le Franc Archer de Bagnolet dans son passé autant qu’à l’actualiser dans notre présent. Ce dédoublement de la temporalité fait tout le dynamisme de la représentation.
Le spectacle relève d’un format court. La représentation, parce qu’elle n’excède pas quarante-cinq minutes, convient particulièrement bien à un public scolaire. L’après-midi de la « première », le public était constitué de quatre classes de CE2 et de CM2. C’est là une autre facette du « berceau de la langue »… Nous autres adultes étions en franche minorité, ce qui n’allait pas sans infléchir le dispositif d’ensemble. Damien Gouy, homme-orchestre de la séance, ne cesse de solliciter le concours de son assistance juvénile, évidemment comblée. Lorsque l’acteur demande qui serait prêt à croiser le fer avec lui, tous les doigts ou presque se lèvent ; les enfants, très peu impressionnés par l’attirail du soldat, se disputent à grands cris la faveur de pouvoir défier le fanfaron – lequel reculera, on l’aurait parié, devant tant d’ardeur collective. Le jeune public ne cesse de se montrer d’une réactivité et d’une sagacité surprenantes. Au début de la pièce, Damien Gouy avait demandé à ses jeunes spectateurs d’imiter le cri du coq, ce qui fut fait, on l’imagine, promptement. Quelques minutes après,
l’acteur explique qu’il n’a jamais tué que des poulets et, alors que cela n’était pas prévu au programme, l’un des enfants s’exclame : « Cocoricot ! » – ce qui fait rire tout le monde. Damien Gouy réplique : « Ah ah ! On raille les gens de guerre ? » Le spectacle est donc finalement autant dans l’assistance que sur le plateau, en une forme d’hommage aux conditions qui devaient être celles du spectacle au XVe siècle, et l’on ne boude pas son plaisir.
Aux antipodes de tout défoulement gratuit, les élèves villeurbannais auront été amenés à réfléchir aux rapports entre la fiction et la réalité, et donc à la nature même du théâtre. Lorsque Pernet bande son arc, à vide bien sûr, car l’archer ne saurait faire de mal à une mouche, un groupe s’écrit, inquiet mais aussi indigné par tant d’incompétence dans l’ordre des choses martiales : « Mais tu n’as pas de flèche ! » D’une façon qu’on jugera heureuse à bon droit, Pernet ne concrétise pas les velléités belliqueuses de son public, et les flèches restent prudemment dans le carquois. Cependant, les enfants, qui ont souvent de la suite dans les idées, ne désarment pas. La représentation est suivie d’une vingtaine de minutes de rencontre avec l’acteur ; l’un des spectateurs peut alors poser la question qui brûle la langue à tout le monde : « Est-ce que ce sont de vraies flèches ? » Réponse philosophique de l’heureux possesseur : « C’est tout du faux mais tu as l’impression que c’est du vrai ! ». Un petit curieux revient à la charge : « Et ton arbalète ? » Réponse : « C’est une arbalète d’épouvantail ! » Et l’on en arrive à sonder les mystères du corps de l’acteur :
- – Comment tu t’appelles ?
- – Pierre Pernet.
- – Tu as quel âge?
- – 36 ans.
- – Et pourquoi tu as des dents aussi noires ?
- – Ah ! Mais ce sont de faux chicots, je me les suis peintes en noir !
- – C’est toi qui les as peintes en noir ?
- – Oui, c’est moi, dans ma loge, avant le spectacle !Au contact du Franc-Archer de Villeurbanne, en plus d’exorciser nos pulsions martiales, on retrouve donc notre âme d’enfant. Faites du théâtre, pas la guerre !