Spectaculaire

émission à caractère culturel (un peu mais pas trop quand même) les mercredi de 14h à 15h

Thomas Jolly e(s)t « Richard III » – Gargantua aux Célestins !

Posté le | mer 6 Juil 2016 | Commentaires fermés sur Thomas Jolly e(s)t « Richard III » – Gargantua aux Célestins !

Thomas Jolly et la Piccola Famiglia nous ont rassemblés pour plus de quatre heures trente – au Théâtre des Célestins, du 17 au 20 mai 2016 – autour de la dernière pièce qui compose une des tétralogies historiques shakespeariennes : The Life and Death of Richard the Third (1592).

Le fil de l’intrigue tient aux trois parties de la pièce intégrale Henry VI, qui précède Richard III. En effet, la mort d’Henry VI (de la maison Lancaster), avec la montée sur le trône d’Angleterre par Édouard IV (de la maison York), est l’amorce de Richard III. Cette pièce achève alors plus d’un demi-siècle de l’Histoire du trône d’Angleterre.

Thomas Jolly et sa troupe ont joué le jeu : avant d’aborder Richard III, ils se sont correctement plongés dans Henry VI, une pièce qui comprend quinze actes, deux cents personnages et près de dix mille vers ! – soit plus de dix-huit heures de spectacle ! Ce coup de théâtre (!) a permis à Thomas Jolly et la Piccola Famiglia de récolter des prix (« Beaumarchais » du meilleur spectacle en 2014, « Molière » du meilleur spectacle de théâtre public en 2015, « Jean-Jacques Gautier » la même année), de la popularité (notamment au Festival d’Avignon en juillet 2014) ainsi que du prestige dans le milieu professionnel !

Le public réclamait la suite ; une seule année de travail a suffit pour Thomas Jolly et sa troupe afin de mettre en scène ce monument du répertoire de Shakespeare : (the) Richard III (has come !).

Précédemment, dans Henry VI, l’Angleterre est en proie à la guerre civile qui oppose la famille York (sous la bannière de la rose blanche) et la famille Lancastre (sous celle de la rose rouge) aux droits de succession de la couronne du pays. Nous sommes dès lors projetés dans un monde très sombre où s’organise le pouvoir de la maison York, depuis la mort du roi Henry VI, issu de la famille royale des Lancastre. Nous découvrons d’abord Richard III, comme s’il sortait des ténèbres, incarné par un Thomas Jolly dégingandé, désarticulé, animalisé (par le costume), difforme, disgracieux, repoussant et d’autant plus terrifiant lorsque la scène d’exposition se termine sur ces mots : « Je suis tourmenté de ce désir de saisir la couronne d’Angleterre ! Et de ce tourment, je veux me libérer, dussé-je me frayer un chemin avec une hache sanglante ». La musique tonitruante met en valeur la teneur des propos de Richard III et ainsi, les enjeux de la pièce. Cette entrée en matière qui s’accompagne d’une musique psychédélique, d’un personnage semblant sortir d’un film de Tim Burton, des effets produisant une dramaturgie entre ombre et lumière, d’un texte hurlé et claquant, permet d’installer le spectateur dans un véritable thriller – le thriller de Richard III.

L’ensemble de la famille royale de York fait son apparition : les frères de Richard III, Clarence (joué par Damien Avice), le roi Édouard IV (joué par Damien Gabriac), sa femme la reine Elizabeth (jouée par Émeline Frémont), ainsi que leurs enfants (la descendance des York). La politique très austère menée par Edouard IV repose sur une illusion de sécurité – avec une astucieuse projection d’images issues d’une dizaine de caméras de surveillance – pour se protéger de toutes menaces qui fragiliseraient sa place sur le trône. Cela révèle le caractère paranoïaque et la fragilité du personnage, notamment en ce qui concerne sa santé – ce qui laisse planer des doutes sur ses capacités à diriger le pays à l’avenir. Thomas Jolly réussit à créer l’atmosphère toxique de la cour, un monde froid où règnent rancœur, hypocrisie et acerbité, dont il est lui-même le poison ; d’ailleurs souvent source de sourires et moqueries, sur scène et dans le public, Richard III puise là sa monstruosité et ses invectives dans ses apartés. En effet, derrière le(ur) (ri)dos(/eau), le stratagème de Richard III se prépare, et n’épargnera personne : dévoré par l’ambition, celui-ci cumulera les meurtres pour se frayer un chemin vers le trône.

Sa première victime est son propre frère, Clarence, successeur direct d’Édouard IV, qu’il enferme dans la Tour de Londres ; puis il commanditera son assassinat. Richard III réussit également à compromettre Lady Anne (jouée par Flora Diguet), veuve déchue et désemparée par la mort d’Henry VI (dont le meurtrier n’est autre que Richard III lui-même !). Cette scène énigmatique est sûrement la plus subtile dans le mélange des registres : entre épopée, lyrisme, tragédie et même comique, Thomas Jolly provoque alors peur, (éclats de) rire («Tu étais provoqué par ton âme sanguinaire qui ne rêva jamais que boucheries. — N’as-tu pas tué ce roi ? — Je vous l’accorde. — Tu me l’accordes, porc-épic ? ») et émotion. Ce dernier parvient alors à épouser son amour d’enfance. Edouard IV finit par s’éteindre, laissant ainsi le champ libre au tyran qui élimine les frères de la reine Elizabeth et écarte du trône ses propres neveux héritiers, les Princes York et Édouard. Thomas Jolly remporte le défi de jouer plusieurs personnages à la fois car Richard est lui-même acteur, interprétant un être grossier, bouffon au yeux des autres, mais, caché derrière son cynisme, sa lucidité et son intelligence, ce jeu lui permettra de parvenir à ses fins. Richard III est alors sacré roi d’Angleterre – et même roi de la salle des Célestins, car Thomas Jolly fait subtilement participer le public au tournant politique : les spectateurs, devenus sujets, accordent, dans l’acclamation de la liesse populaire, le pouvoir à Richard III ! — jusqu’à ce que ses deux neveux aient grandi. Après cela, le rock, à proprement parler fait son apparition et conforte le spectateur dans le caractère singulier de la mise en scène : un concert est donné pour célébrer le nouveau roi : « the show must go on » pour Richard III ! Thomas Jolly entre dans la peau d’une rock star. Ce moment surprend très clairement les spectateurs, mais Thomas Jolly tente de les rassurer : « Hey guys, it’s just a song. Don’t care, okay ! We want you to sing : can you do that ? Can you do that really here ?! Okay let’s drag » avec le refrain entêtant « I’m a dog, I’m a toad, I’m a hedgehog… I am a monster ! » (« Je suis un crapaud, je suis un chien, je suis un porc-épic… Je suis un monstre ! »). Oui, Thomas Jolly décide de chanter, célébrer, proclamer ces insultes qui ont mené Richard III à sa gloire !

Après un entracte de trente minutes, le spectacle s’ouvre sur l’acte IV, qui replace les événements dans leur contexte, et les noires pensées dans l’esprit de Richard III. Tout devient plus noir, vicieux et fort, les plateaux sont aussi plus nombreux. Cela nous renvoie même au début de l’épopée de Henry VI « Cieux, tendez-vous de noir ! Jour, faites place à la nuit ». Le personnage éponyme s’avère être de plus en plus inquiet au sujet de la fragilité des fondations de son règne. Il fait alors successivement assassiner celui à qui était destiné la couronne, le prince Édouard, ainsi que son frère, puis son mentor le Duc Buckingham, et même sa propre femme Lady Anne, dans le but d’épouser sa nièce, la jeune Elizabeth, pour asseoir son despotisme. Or, elle est aussi convoitée par le comte Richmond, en exil en France, sur le point d’accoster sur les terres de la Grande Bretagne.

Les actes sanguinaires se déversent d’ailleurs sur l’Angleterre, et plonge le pays dans le chaos. Richard mobilise son armée contre celle de Richmond. Avant le combat, nous retrouvons Richard III dans une scène – sûrement la plus forte en dehors du dénouement – où nous sommes projetés dans son esprit tourmenté et hanté par toutes les âmes fantômes dont il causa la mort. Le voilà alors victime de ses ambitions, happé par sa barbarie, mise à mal par sa folle lucidité. Thomas Jolly en fait un moment intense, violent pour les oreilles, les yeux, l’esprit et le cœur. Plusieurs minutes de tension colérique extrême, avant quelques secondes de pitié quand nous découvrons la petitesse de cet homme, fragile et qui a côtoyé ses limites. Le dénouement est là : nous retrouvons Richard III sur son cheval blanc. La scène de combat est plongé dans une pénombre où s’infiltre la lumière rouge qui caractérise le sang mort, la violence est quant à elle retransmise par les hurlements et cris des soldats. Richard III, seul et désarçonné, voit sa mort venir : « Un cheval, un cheval, mon royaume pour un cheval! ». Cette fin laconique reste spectaculaire et tient le spectateur en haleine, au bout de quatre heure trente.

La Piccola Famiglia a su raconter l’histoire d’un scélérat revendiqué, machiavélique à souhait, ainsi que la rivalité politique, les meurtres impardonnables, la peur d’une famille et l’ambition d’un seul homme. Thomas Jolly a réussi à brosser et incarner ce personnage auquel nous pouvons rattacher la notion grecque de l’hybris (démesure) pour son aspect tragique. Richard est né monstre et cultive sa monstruosité dans une société qui le rejette et l’humilie. Voir évoluer ce personnage, c’est découvrir que, selon la formule aristotélicienne « l’Homme est un animal politique » au premier degré de chaque terme. A ce sujet, Shakespeare nous interroge : l’ivresse du pouvoir pourrait-elle corrompre n’importe lequel d’entre nous ? S’agit-il d’un drame universel dans lequel les pires défauts de la nature humaine son mis en jeu ? Richard III est un « animal politique » exerçant les manipulations, les mensonges qui justifient alors les pires violences. Nietzsche dit que « ce n’est pas le doute qui rend fou, c’est la certitude » : cela résume alors la démarche vers le mal et le cycle de l’horreur dans lequel s’est précipité Richard III, qu’ont su exploiter Thomas Jolly et sa troupe. Camus a beau nous rappeler « qu’il faut se surveiller sans arrêt pour ne pas être amené, dans une minute de distraction, à respirer dans la figure d’un autre et lui coller l’infection », l’homme n’en est pas moins porteur de violence, et pour ne pas devenir un Richard III des temps modernes, il se doit d’éviter de causer la mort et la violence.

Le travail de la mise en scène rend ce spectacle vivant et séduisant, du fait notamment des jeux de lumière, entre « révélation » et « occultation » (un grand bravo à François Maillot et Antoine Travert), avec la puissance des sons (Clément Merguez) qui permettent de créer un univers mécanique, noir, très actuel et en même temps fantastique, hors de notre espace-temps, tout comme l’ensemble du décor. La forme que nous a proposé Thomas Jolly a assurément sublimé le fond et le génie de Shakespeare.

Thomas Jolly est certainement un des metteurs en scène les plus doués de sa génération ; mais il est également un acteur formidable. L’audace définit à proprement parler son travail, et, force est de constater que ça marche ! D’ailleurs, le metteur en scène-comédien est parfaitement en accord avec Shakespeare sur ce que doit être son théâtre : « S’il n’y a pas de populaire, c’est élitiste. S’il n’y a pas d’exigence, c’est populiste ». Thomas Jolly réveille le théâtre, les vers du dramaturge de Statford-upon-Avon, et réveille les spectateurs – on nous en colle plein nos oreilles et nos yeux ! Ce prodige a encore beaucoup de choses à nous dire et montrer ! Nous retrouverons très prochainement la Piccola Famiglia pour un feuilleton théâtre au Festival d’Avignon 2016 avec Le ciel, la nuit et la pierre glorieuse. De plus, Thomas Jolly et sa troupe nous proposerons dans le courant 2017 un huit-clos dans l’océan, celui du Radeau de la Méduse de George Kaizer. Seul, Thomas Jolly travaille sur la mise en scène de deux opéras : Eliogabalo de Francesco Cavalli à l’Opéra National de Paris et Fantasio d’Alfred de Musset au Théâtre National de l’Opéra Comique – et il se murmure qu’il projette de s’attaquer à une autre épopée, autour de Thyeste, de Sénèque cette fois-ci ! Mais jusqu’où s’arrêtera-t-il ??…

Ambre C.

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