l’exposition « Drapé » : le musée des beaux-arts sur son 31 !
Posté le | mar 21 Jan 2020 | Commentaires fermés sur l’exposition « Drapé » : le musée des beaux-arts sur son 31 !
À propos de : « DRAPÉ. Degas, Christo, Michel-Ange, Rodin, Man Ray, Dürer … » au Musée des Beaux Arts de Lyon jusqu’au 8 mars 2020.
Vertiges du pli ou tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le drapé !
Vous aussi, vous en avez marre du marasme actuel (social, politique, écologique, …), de ce monde anxiogène et plus que décousu, de ses tensions et autres dis-torsions trans-nationales ? Vous avez même souvent l’intime sensation d’avoir été comme jeté.e « dans de beaux draps », froissé.e d’être parfois ou trop souvent traité.e « comme une serpillère », ? Drapé.e dans la certitude inquiète de finir étranglé.e par de caressants oripeaux : ceux-là même que laisse déjà lamentablement pendouiller un peu partout notre pitoyable « anthropo-scène » criminelle ? Le torchon brûle, les ami.e.s !
Il est alors grand temps de venir faire peau neuve et vous ressourcer les tissus nerveux et cannelés… au Musée des Beaux-Arts pour un salvateur moment de « contemplation synesthésique » (n’ ayons pas peur des mots !). Prenez le temps nécessaire pour jouir de cette exposition totalement captivante et intitulée sobrement : « DRAPÉ ».
L’affiche particulièrement incisive (comme tous les visuels, jusqu’au somptueux catalogue !) tiennent en effet amplement leurs promesses. En sous-titre, figurent certes six noms de maîtres très alléchants (comme qui dirait « incontournables » et pour annoncer la couleur !), mais tout tient en fait dans ce subtil point de suspension final (!) car ce ne sont pas moins de cent-cinquante quatre artistes de l’aire occidentale, de toutes époques et provenances géographiques, qui sont représentés au sein d’un parcours très exigeant et pédagogique. Il ravira les spécialistes comme les profanes. Les oeuvres et objets très variées (dessin, sculpture, photo, peinture, vidéo, performance, danse…) et souvent empruntées à de prestigieuses institutions ont été savamment réunies là, pour nous, à l’occasion de ce qu’il faut bien appeler une magistrale leçon d’anthropologie esthétique du drapé et du pli.
Voilà, c’est dit : c’est une expo littéralement vertigineuse, d’une qualité exceptionnelle ! Courez-y ! Prenez le temps et laissez-vous captiver par tous ces méandres et ces moult rhizomes hypnotiques ! Et vous apprendrez tellement de choses en prime !
Maintenant, pour d’éventuels passionnés et courageux lecteurs (voire prochains visiteurs libidineux un peu fétichistes du drapé … cf. la salle Clérambault), je m’explique…
En cette période agitée où une colère légitime gronde dans des rues sur-tendues de drapeaux et de banderoles de plus en plus gonflés de slogans drôles et vengeurs, afin de lever le voile et faire perdre la face à certaines serviettes boursouflées (qui ne savent que rendre des torchons !) et qui s’entêtent visiblement à vouloir déchirer le tissu social, veuillez m’excuser de filer la métaphore et poursuivre ainsi le fil de mon propos !
Ce qui rend cette exposition passionnante, c’est qu’elle n’est pas seulement thématique, loin s’en faut, et encore moins chronologique (parcours impossible et sans doute de peu d’ intérêt).
Le « drapé » y est en effet déplié, déployé avant tout comme processus fondamental et complexe car au coeur même de la création plastique. Le drapé est bien sûr largement envisagé dans sa relation au corps (et au NU comme genre). La peau – voire le « moi-peau » de D. Anzieu (1992), en filigrane ? – et l’étoffe du vêtement n’ont-ils pas en commun d’être formées des mêmes plis et replis à tenter de représenter, de faire parler et d’ausculter ? (On pense ici à la très forte charge symbolique qui conduit des perizonium christiques (cf. Salmon) à l’iconoclasme nominaliste contemporain (d’un Manzoni) en passant par le drapé « mystère (de la foi) » et fantôme, lieu pré et surdéterminé du fantasme , écran, toile de projection « paréïdolique » par excellence (cf. Gombrich, L’art et l’illusion, 1987) où se tricote la forme et se détricote l’informe (cf. la vidéo ludique des ombres portées-visage d’A. Fleischer à l’étage intitulée L’homme dans les draps, 2003 : encore une belle « survivance » ).
Au delà d’un simple accessoire, devenu élément plastique et figuratif prégnant car universel et lié à l’histoire du vêtement, le drapé, bien ou mal jeté, bien ou mal dessiné (pas dans cette expo !), pose donc tout bonnement la question essentielle de la représentation esthétique, ses possibilités et ses limites, tendu qu’il est entre ce qu’il révèle forcément tout en l’occultant et ce qu’il cache définitivement tout en l’auscultant. (cf. la riche et dernière section 3 : « Anatomie de la draperie », l’introduction : « Survivance » et la salle finale en guise de conclusion « mystique », organisée comme une installation in situ : « Du drapé au pli »).
Résumons-nous un peu car il ne faut pas perdre le fil et tenter de prendre le pli (des circonvolutions de mon cerveau aux prises avec cet insondable corpus).
Qui dit processus dit « Pratiques d’atelier » (section 1) et gestes stratégiques en rapport au corps et au NU : « Le jet de la draperie : du nu au drapé », section 2). Trois grandes sections structurent l’exposition, la tissent donc : la boucle est bouclée, une incomparable « dissertation visuelle » s’accomplit dans l’espace, irréprochable. Quelques grand moments s’imposent qui imprègnent tout ce parcours presque cousu de fil blanc !
Dès 1435, Alberti pose les bases de la théorie et de la pratique académique de la draperie : « Lorsque nous faisons un personnage habillé, il faut d’abord dessiner un nu que nous drapons ensuite de vêtements ». Le Picasso de 1921 (après le sublime Ingres) s’attachera encore à cette tradition classique !
Dès 1622, on parle de « draper une figure, une statue à l’antique » (cf. la première sculpture à l’entrée de l’exposition inaugurant le « sens de la visite »).
Au XVIIIème, dans son Essai sur la peinture, Diderot « (…) ne connait guère de lois sur la manière de draper les figures ; elle est toute de poésie pour l’invention, toute de rigueur pour l’exécution. Points de petits plis chiffonnés les uns sur les autres… ». Pas de mesquinerie ! De la grandeur, à l’antique si possible.
Ces trois grands axes d’approches travaillent donc une grande variété et quantité d’oeuvres. Si le dessin (« père des trois arts » depuis Vasari, XVIème) domine logiquement (que de prouesses et virtuosité techniques !), la sculpture est aussi magnifiquement représentée (et les dessins de sculpteurs sont toujours si singuliers !) ainsi que des objets (nombreux mannequins d’étude rares au rez-de-chaussée), la peinture, la photographie, la vidéo (Fleischer), la performance (emballant Christo !) et enfin la danse (avec l’étonnant « Corps est graphique » de Merzouki, le classique « Parades & changes » de Anna Halprin, Brygida Ochaim revisitant la Loïe Fuller, « Lamentation » de Martha Graham …).
Même si on ne fera que toucher du regard, on assistera pleinement au travail du pli, sa mécanique, la mise en place de sa physiologie, de sa topologie propre, en plus de percer quelques secrets de fabrication et conception d’une peinture plus ou moins « académique ». Et on caressera, comme Clérambault, en sortant de l’expo, le rêve d’une typologie exhaustive. Comment dire le drapé d’ailleurs ? C’est un vrai problème (comme pour la forme et la ligne, le clair-obscur qu’il englobe) : on repère facilement le pli gothique (cassé, brisé, anguleux) mais après ? Il faut faire un grand écart entre l’art textile et la psychanalyse : c’est le défi que relève cette exposition. Tensions, noeuds (plastiques !), brisures, ondulations, fluidité, courbe, mou, flasque, dur, raide, hiératique, lâche, ferme, souple, dé-tendu, lourd, léger, ample, large, étroit, pesant, amidonné, évanescent ? Les mots semblent manquer comme des trous dans un tissu à repriser !
Mais revenons un instant, avant de conclure, sur la scénographie. Claire, épurée, élégante, soyeuse même, certains la diront presque austère dans certains espaces dédiés aux dessins notamment. Que nenni ! Elle sert systématiquement la puissance plastique des drapés à l’oeuvre qu’ils soient dessinés (les nombreux dessins baroques par exemple), en volume (Rodin…), ou en mouvement.
Que de « Survivance » donc, de résonances aussi et au delà de certaines dissonances volontaires (ah ! ce « Cri de la soie » persistant !), le parcours montre qu’une forte tradition perdure des maîtres anciens jusqu’aux exploration plus modernes (Sévérini, Grosz, Léger, Hélion, Picasso …) et même contemporaines (Fleischer, Orlan, Pignon Ernest Pignon, etc). On assiste par là même au changement de statut du dessin, son autonomisation progressive, qui passe de simple étude préparatoire à une peinture, à l’oeuvre en tant que telle, acquérant à pas feutrés sa propre finalité.
Tout se déroule donc comme si le drapé était l’un des fils rouges majeurs de l’histoire de l’art (« Peu importe l’étoffe, pourvu qu’il y ait le pli » !). Trans-historique, il semble se prêter, s’apprêter à toutes les mises en plis (!), les convulsions, drames, fureurs ou acalmies, les gestes et les styles artistiques, les modes esthétiques. Il est comme le corps qui l’habite ou non : incontournable, créé pour que l’on s’y abîme , s’y perde, que l’on se laisse guider par ses pleins et ses vides, ses creux et ses saillies, sa fantas(ma)tique topologie : on passerait sa « vie dans les plis » (Michaux, 1949). Tantôt structurant (et formant), tantôt déconcertant mais toujours captieux, le drapé donne au spectateur l’envie d’aller au-delà de lui tout en s’imposant comme écran vertigineux, vous dis-je !
Virtuose dans sa restitution académique illusionniste, il s’affirme quintessence d’un style (et quasi signature), il permet de raconter, d’enchaîner et/ou déchaîner les formes, renforcer la trame d’un récit, d’une composition. Au coeur de la figuration et de la défiguration, il est propice à toutes les métamorphoses. Eisenstein, dans son Walt Disney (Circé, 1991) parlait de
« plasmaticité » de l’animation dessinée semblable à celle d’une flamme vacillante et du feu en général. La dimension plasmatique du drapé et du pli aurait peut-être pu donner place à d’autres oeuvres (cinéma expérimental et d’animation ?) mais on ne peut pas pousser les murs d’un musée ! — et peu d’écrans, ce n’est pas plus mal !
Après plus de trois heures d’attention soutenue, de surprises et de bonheur, quittant la fascinante « Allégorie de la foi », marbre très théâtralisé de Corradini (1717-1720) qui clôt la visite en ouvrant sur l’ailleurs, j’ai repensé à l’insurpassable et fameux « Cristo velato » de la chapelle Sansevero de Naples réalisé par Giuseppe Sanmartino en 1753, autre chef d’oeuvre du genre mais qui, lui, ne voyage pas.
Excellente visite à toutes et à tous !
[edit : nous n’avons pas pu le recevoir mais Éric Pagliano, co-commissaire de l’exposition, parisien, a été interviewé sur France Culture (11.2.2020)]